Entretien

Portrait Croisé / Sylvain Kassap – Arnaud des Pallières

Nous avons proposé au compositeur Sylvain Kassap de rencontrer le réalisateur Arnaud des Pallières. Arnaud des Pallières a souhaité que cette rencontre ait lieu sous forme d’échanges de mails. Sylvain Kassap naviguait entre la Roumanie, Toulouse, la Bretagne, ou Montreuil, Arnaud des Pallières était à Taïwan...

Sylvain Kassap est musicien et compositeur. En 1976, il travaille avec Michel Portal, en 1977, il fonde le groupe d’improvisation Molto Mobile. Depuis 1978, il se produit notamment avec Sam Rivers, Evan Parker, Louis Sclavis, Anthony Ortega… Il a écrit des musiques de film pour Jean Breschand, Saïd Ould Khelifa, Jean Marbœuf, Claude Othin-Girard… et interprété en direct pour des films muets dont Le monde perdu de Harry O. Hoyt, Willis O’Brien (1925) et La jeune fille au carton à chapeau de Boris Barnet (1927). Il a créé de nombreuses pièces musicales pour clarinette, saxophone… Il est intervenu au Céci dans le cadre de résidences musicales.

Arnaud des Pallières est né en 1961 à Paris. Brèves études de littérature, apprentissage d’acteur. Mise en scène pour le théâtre d’une pièce du Marquis de Sade. Mise en scène des lettres de F. Nietszche à son ami Peter Gast. Études de cinéma à la Fémis. Réalisateur, il est notamment l’auteur de La mémoire d’un ange (1989), Avant Après (1993, avec le G.R.E.C), Les choses rouges (1994, avec le G.R.E.C), Drancy Avenir (1996), Is Dead (1999), Disneyland, mon pays natal (2001).

 

S.K. : Bonjour Arnaud à Taïwan ! Difficile de trouver un angle d’attaque… de début tout du moins. J’ai visionné Is Dead, le film que tu as consacré à Gertrude Stein, et Disneyland, mon vieux pays natal. Manifestement tu travailles sur le décalage.

A.P. : Mettons que j’ai une règle simple (ce n’est même pas une règle, je ne sais tout simplement pas faire autrement) : si l’image et le son racontent la même histoire je m’ennuie. Dans mes films comme dans ceux des autres, quoique, dans les films des autres, parfois, je supporte l’unisson (qu’en revanche j’adore en musique, comme chez Ornette Coleman). L’image en soi ne m’intéresse pas, pas plus que le son en soi. C’est leur rapport, leur puissance de dialogue, d’accord comme de contradiction qui constituent à mon sens la chance propre du cinéma. Pour moi, si l’image et le son racontent la même histoire, c’est le signe que le cinéma n’est pas la bonne discipline. Il faut faire en cinéma ce qu’on ne peut faire qu’en cinéma.

S.K. : Tout à fait d’accord. Quand je travaille pour l’image, j’essaie d’entendre ce que cette image me raconte, les sons et les timbres qu’elle m’évoque et que la musique soit déjà une sorte de réponse, une autre histoire, ou en tout cas un autre point de vue… Entrent en jeu les questions de « stylistique », de références ; les échanges et la connivence avec le réalisateur, ses envies, ce qu’on peut apporter : on peut poser la question dans un grand nombre de cas de l’utilité (de la fonction, de la nécessité…) de la musique ! Mais il ne faut pas amalgamer unisson et redondance : l’unisson serait un alliage de sons (ou d’humeurs !) dans le but de créer un timbre nouveau pour jouer la même mélodie ; ce qui est très différent de la redondance, qui serait de raconter la même chose au même moment sans rapport dialectique entre les récits.

S.K. : J’ai connu G. Stein par le compositeur John Cage : il emploie un de ses quatrains dans Living room music. Après j’ai lu d’autres textes, mais jamais il ne me serait venu à l’idée de l’associer à un cours de creusage de tombe et à cette vision de la campagne… Comment en es-tu arrivé là ? Était-ce une forme d’illustration de la vie de Stein en France ? Une opposition monde artistique/réalité du quotidien ?

A.P. : Pas forcément un opposition mais un rapport, oui. Dans ce film, tout peut être n’importe quoi, et tout le monde peut être une chose. Les toiles de Matisse sont des fleurs du jardin. Le Boulevard Raspail est une allée de châtaigniers. Gertrude est tantôt une paysanne tantôt une vache rousse, T.S. Eliot et Ezra Pound sont des paysans, Charlie Chaplin est une vache noire. J’avais décidé de tout filmer dans le petit périmètre de la maison de campagne de Gertrude, à Bilignin, de conjuguer le petit monde de Stein au temps de cet unique lieu. C’est vrai que l’image que l’on a de Gertrude Stein est plutôt celle d’une citadine, mais il existe cependant beaucoup de photos et quelques films (dont ceux montrés dans le film) de Gertrude et Alice à Bilignin. Preuve qu’elles y passaient du temps. En fait, elles y vécurent presque six mois par an pendant quinze ans. Les six mois du printemps et de l’été. Et ces six mois par an étaient toujours pour Gertrude des périodes très productives. Beaucoup de ses livres y ont été écrits. Mais la vraie raison, c’est qu’en allant au 27, rue de Fleurus ou au 5, rue Christine, même un fétichiste maladif n’y aurait pas retrouvé son compte. Les rues sont différentes. Les appartements divisés et refaits. Ca n’avait aucun sens. Je me suis dit, puisque je cherchais un lieu habité par les fantômes d’Alice et Gertrude, que c’était certainement ce hameau de 70 habitants, Bilignin, qui risquait d’avoir le moins changé depuis 50 ans. Et en effet. Les paysans sont toujours des paysans. Les paysannes des paysannes. Les vaches, les fleurs, le ciel, la vallée, les maisons, tout « ressemblait ». Très peu avait changé. Et donc, la contrainte, l’idée, est devenue ceci : jouer à conjuguer les événements de la vie de Gertrude Stein, au gré des choses, des végétaux, des animaux et des gens rencontrés dans le village et la campagne environnante. À la fin, du montage, j’ai appris que l’Autobiographie d’Alice Toklas avait été écrite là, à Bilignin, en six semaines. Ca voulait dire qu’en écrivant sa vie, comme je tentais de le faire à mon tour 50 ans après avec une caméra, Gertrude Stein avait, elle aussi, eu sous les yeux ces poules, ces vaches, ces fleurs, cette vallée, et ces gens. Mon intuition n’était donc peut-être pas si mauvaise.

S.K. : Je ne connais pas Disneyland, mais si je pensais qu’il pouvait y avoir ce côté « science-fiction », je n’imaginais pas qu’on puisse y trouver cet onirisme que tu racontes et transmets…

A.P. : En colonisant la littérature traditionnelle pour enfants, en tentant à toute force de désactiver la violence archaïque des contes de fées, la firme Disney a transformé en rêve ce qui avait la valeur de cauchemar cathartique. Dans mon film, je ne fais que libérer quelques monstres, la maladie, la tristesse, le suicide, la mort, afin de leur permettre, le temps d’un récit, de revenir sur les lieux d’où ils ont été chassés. C’est un petit travail de justicier, de « libérateur ». Libérer les prisonniers, rapatrier les expatriés, comme on veut. À Disneyland, Blanche-Neige n’est plus qu’une icône lyophilisée, desséchée, évidée de son histoire, un produit dérivé conservé derrière une vitrine. La rendre à une histoire, à un récit, même si ce n’était pas exactement son histoire, c’était une manière de la rendre à elle-même, le temps d’un film. À Disneyland, cet onirisme dont tu parles (et que je préfère appeler simplement « récit ») n’existe pas. Mon travail a précisément consisté à le faire advenir.

S.K. : Comment as-tu travaillé dans Disneyland le rapport musique/image pour obtenir ces deux rythmes à la fois différents et complémentaires ?

A.P. : Que veux-tu dire par « rythmes à la fois différents et complémentaires ? » Peux-tu préciser ?

S.K. : Dans le défilé-procession (avec l’histoire de la petite fille aveugle) par exemple, la boucle musicale a un tempo immuable qui donne l’impression que les chars sont filmés au ralenti et les danseurs (parfois dans le même plan) en accéléré. Ca procure une impression de déséquilibre. On retrouve un peu ça sur le manège, à la fin de l’histoire de Monsieur Robert ou encore sur le signe et les badauds de la séquence d’après ; un peu tout le temps en fait. C’est assez troublant et intéressant. Quand Mickey « redevient souris », le contraste entre le sourire figé du costume et le son réactive bien les cauchemars !!!

A.P. : L’effet de ralenti et d’accéléré en même temps dans la même image est effectivement une figure qui rappelle le cauchemar. Il vient d’un réglage de la caméra, qui, en fragmentant le mouvement du sujet, ne produit pas la même impression de vitesse selon la focale choisie, ou selon que le sujet est proche ou loin de la caméra. C’est un phénomène physique et optique naturel, mais il est amplifié par la fragmentation. C’est comme sur un 33 tours en vinyle. Sur le même rayon, un point placé près du centre semble avancer plus lentement qu’un point placé en périphérie. Ils avancent pourtant en même temps et à la même vitesse. Mais le plus éloigné du centre parcourt une plus grande distance. Il me semble que la musique permet parfois ce genre de sensations. J’ai écouté ton disque, Foehn. J’entends le mot « Foehn » comme un mix du mot « feu » et du mot « fun ». Le fun pour moi vient de la partie rythmique faite par les claquements d’anches, de la tentation de la virtuosité aussi. Le feu vient de l’enchevêtrement, de la lenteur, et de la puissance, de ce que je ressens comme lyrisme. Pour aller vite, je trouve que ce disque oscille entre Ellington (comme chez Sclavis) et Ayler (avec parfois des digressions « brass band » qui tirent du côté de Lester Bowie). Entre le savant et le sauvage.

S.K. : Le Foehn, ou l’effet de Foehn, c’est quand un vent chaud descend des cimes montagneuses, c’est inhabituel et ça produit un effet totalement enivrant… Il y avait aussi ce tableau de Paul Klee Foehn dans le jardin de Marc (c’est mon deuxième prénom…). Les titres ont toujours eu pour moi une grande importance, c’est un endroit où on peut laisser trainer des clés, du sens, jouer avec le poïétique et l’ézzézique… Les notes, elles, n’ont pas de sens, ne renvoient à rien. Ce disque – enregistré tout seul il y a 16 ans maintenant – était un peu une parenthèse : Portal, Scalvis, Surman avaient fait des disques solo et à ce moment-là, pour le monde du jazz et les producteurs, j’étais le suivant… J’y ai mis les choses qui m’étaient personnelles à l’époque, et je suis assez heureux qu’on puisse encore y entendre ce que tu décris. Cela dit, en le faisant, j’ai vraiment réalisé que je faisais de la musique pour jouer avec des gens et pas tout seul ! La virtuosité, c’est et ça n’est qu’un moyen, et je crois que ce n’est pas fait pour être entendu (ou vu d’ailleurs…). Pour chacun des disques que j’ai fait, et la plupart de ceux que j’écoute, le « concept » et la globalité m’importent plus que la réalisation individuelle, un peu comme dans les groupes de Rock : ça ne joue pas forcément terrible, mais ça peut faire la plus belle musique du monde… Tu cites Albert Ayler, qui fut un de mes grands chocs, jouait-il bien ? Je ne sais pas, ça m’est égal, mais je suis sûr qu’il jouait « beau » !

A.P. : Je cherche un équivalent d’Ayler en cinéma et je pense immédiatement à Jonas Mekas. Je suis convaincu que ce sont de faux amateurs. J’ai eu beaucoup de discussions là-dessus avec Julien Hirsch, mon chef-opérateur. Lorsque je lui ai montré les films de Mekas, sa première réaction était de me dire qu’il s’agissait de quelqu’un qui ne savait pas ses servir d’une caméra. Flous, sous-expositions, sur-expositions, tremblés, etc. J’étais moi convaincu du contraire mais tu as raison, ça n’a au fond aucune importance. Une telle « virtuosité de la maladresse » comme chez Ayler, est historique. Elle est plus proche à mon sens du bégaiement. La force d’Ayler, de Mekas, ou de Samuel Beckett c’est leur faiblesse. J’aimerais faire des films comme Albert Ayler jouait.

S.K. : Je ne connais pas le travail de Mekas, mais ça fait envie ! Je crois que ce qui nous parle chez Ayler, Beckett, peut être aussi chez Thelonius Monk, chez des plasticiens tels que Richard Long, c’est leur faculté d’aller à l’essentiel, sans fioriture, parfois crûment, sans que cela ne soit jamais aride, mais que, au contraire, cela génère de l’imaginaire… Pour en revenir au rapport à l’image, il y a des aspects du discours musical que je me suis construit, que je joue sur scène, dans un échange avec d’autres musiciens que je n’utilise pas pour des films, principalement parce que je n’en ai pas ressenti le besoin, mais peut être aussi que ce n’est pas « le lieu ». Tu disais « Il faut faire en cinéma ce qu’on ne peut faire qu’en cinéma », peut être que c’est pareil pour la musique. J’ai été parfois surpris d’entendre des musiques composées pour certaines images utilisées sur d’autres films (les éditeurs ont parfois de drôles d’idées…) : ça fonctionnait, mais ça ne voulait pas dire grand chose. Inversement, j’adore le fait de travailler en studio les musiques de film, avec l’utilisation possible de la technologie, d’effets, du mélange des sons acoustiques, des instruments et de sons traités, ce qui est difficile à faire sur scène.

 

Les aléas du net ont interrompu là l’échange de mails entre Sylvain Kassap et Arnaud des Pallières, et au moment où nous écrivons, la Toile n’a rien rendu…



Date de publication : 13-09-2018

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