Ce carnet de bord permet de suivre les différentes étapes de la résidence et de découvrir la démarche artistique de Laetitia Tura, réalisatrice en résidence au Musée de l'histoire de l'immigration.
Il est également disponible sur le site du Musée de l'histoire de l'immigration.
Sur ce carnet, pas de propos construit avec un début et une fin mais un focus sur des bribes de recherches, des propos glanés, des partages de lecture. Ce qui vient d’une manière ou d’une autre nourrir la réalisation du court-métrage. Avec les contradictions et l’imprécision d’un travail entrain de se faire…
Après une première visite dans la Galerie des dons, les élèves apportent leurs propositions d’objets. Au gré de leur envie de partager la vie de ces objets, ils racontent.
Il y a des objets liés au travail : la bobine de fil et les photos prises en Serbie de la grand-mère de Katarina. Les objets liés à l’économie « une pièce de 100 CFA du Cameroun de mon père ». Les objets-dons, tels que des objets intergénérationnels, transmis de mère en fille, « le bracelet de ma grand-mère kabyle », le foulard de la grand-mère d’Astan. L’objet sauvé : « Une tirelire en argile que mon père a emmené dans sa valise lors de son départ précipité du Maroc ». Les enseignants mettent aussi sur la table une part de leur histoire personnelle en présentant un porte-monnaie en cuir noir, l’un des trop rares objets élégants de la grand-mère, et une tasse palestinienne rescapée d’un long séjour en Jordanie.
Les premiers souvenirs vécus d’un là-bas, « la derbouka, le premier instrument que j’ai eu », ceux fantasmés « le chapeau de mon grand-père, il était chef de village au Congo. Le village, je l’ai vu en photo. »
Il y a ceux qui ont une idée mais qui ne veulent pas encore en parler. Et il y a ceux qui écoutent.
La séance se termine par un enregistrement filmé des histoires de ceux qui le souhaitent.
Tournage lors de l'atelier - photo : Lucile Humbert
Dans leurs mots, pas de conscientisation formulée, ni même de « revendication explicite ». Pourtant, on perçoit dans l’imprécision des réponses laconiques, parfois prisonnières de la “bonne réponse”, le désir mêlé à l’intimidation de raconter sa famille ainsi que la fragilité d’histoires dont ils ne sont pas encore bien conscients.
Quelque chose passe, presque malgré eux. On peut entendre, dans le creux de la parole, une métaphore de l’oubli, à l’instar de ces objets récalcitrants : le vieux franc qui ne rentre pas, bloqué dans la tirelire. Le bracelet transmis de mère en fille qui ne glisse pas bien sur le poignet.
Ce qui devait être une étape de travail pour mettre les élèves en situation de tournage et approfondir les récits liés aux objets, me convainc de penser le film réalisé au cours de la résidence à partir des adolescents.
Car ce sont bien eux qui posent l’enjeu de l’héritage de l’oubli. Que cet oubli soit le fruit d’un effacement volontaire ou non du roman national, ou d’une « simple » histoire minorisée qui reste à la périphérie de la mémoire, comme on habite la périphérie. Eux dont les corps et les visages incarnent, à leur insu, une autre histoire, issue de la colonisation. Seconde génération, troisième génération, combien de temps reste-t-on un immigré aux yeux des autres ? Comment se construit cette génération, amputée d’une partie de son histoire ? Comment, et où, cette relative ignorance va se loger ? Revenir plus tard par des chemins détournés ?
La tirelire © IEM
« C’est une tirelire qui vient du Maroc que mon père a apporté en immigrant ici à l’âge de 20 ans. Et lorsqu’il a du venir en France très jeune, à l’âge de 19-20 ans, il devait prendre le moins d’objets possible mais des objets qui lui tenait à cœur. Cette tirelire lui tenait à cœur parce qu’il l’avait depuis tout petit de son père, et ça lui rappelait bien son pays. En France, il s’est marié avec ma mère. Et du coup elle s’est retrouvée dans mon salon, c’est là que je l’ai trouvée. »
« Et là en fait, y’a une pièce bloquée, c’est un franc, un vieux franc. J’avais réussi à la débloquer tout à l’heure mais elle s’est rebloquée. Ca fait très longtemps qu’elle est bloquée, je sais pas, peut-être qu’elle n’arrive pas à rentrer. Et à l’intérieur il y a plein de francs.
C’est bien pour lui qu’il ait réussi à venir à en France, je suis contente qu’il ait pu reconstruire sa vie, construire une famille, à avoir un travail, à terminer ses études. Pour nous, c’est un peu de fierté, un peu de questions aussi. Je me demandais bien comment il vivait avant au Maroc. Il m’a rien dit hein. »
Portrait de A. Extrait de vidéo réalisé dans le cadre de la résidence du Grec
« Je voulais amener une pièce de mon pays, une pièce de 100 francs CFA du Cameroun. 100 francs ça correspond à 15 centimes. Avec 100 francs, tu peux t’acheter du pain du lait et du jus. Alors qu’ici tu peux t’acheter... une sucette.
A chaque fois que mon père nous donne un peu d’argent, il m’en parle. Par exemple, quand il m’a acheté des chaussures, il me dit ‘là-bas tu peux te payer une maison…’ oui 50 euros, c’est un loyer.
Cette pièce, c’est une manière de parler de mon père. Il n’a pas oublié comment il vivait en Afrique. En venant ici, il continue à comparer la monnaie de là-bas et d’ici.
C’est bien de ressortir des histoires comme ça. Ca me touche un peu. Il a lutté pour venir en France, il a beaucoup galéré. »
« Je pense qu’il faut pas comparer la monnaie d’ici et la monnaie du pays, parce que après ça nous met dans un état.. ‘ on est dans la galère et tout ça’… Faut aller de l’avant. J’aime pas trop cette vision de la galère. »
Portrait de T. Extrait de vidéo réalisé dans le cadre de la résidence du Grec
« Ce bracelet appartenait à ma grand-mère. Elle l’avait tout le temps sur son poignet. Elle vivait en Algérie à l’époque. Pas longtemps avant sa mort, elle l’a donné à ma mère. Pour ma mère aussi c’est un objet important parce que c’est l’un des seuls objets qui restent de sa mère, tous ses objets sont restés en Algérie. Elle a juste un foulard et ce bracelet… En tout cas, cet objet elle le gardait tout le temps sur son poignet elle aussi. Ensuite, elle a donné ce bracelet à ma sœur jumelle car moi j’aime pas trop porter les bracelets c’est pas trop mon genre. Ma sœur elle le met souvent.
Elle essaie de glisser le bracelet sur son poignet il reste coincé.
« J’arrive pas à le mettre. »
« C’est un objet important parce qu’il s’est transmis de mère en fille. Il vient d’Algérie, pas de France, ça me rappelle un peu mes racines. Comme ma grand-mère est décédée, ça me fait plaisir d’avoir un objet qu’elle a porté elle-même. »
Le premier temps de recherche de la résidence s'est orienté autour de la Galerie des dons et la mise en partage d'objets intimes dans un espace public.
Propos entendus, ici ou là.
Première séance d'un atelier avec une classe de 3e du collège de Geyter à Saint-Denis. On pose des répères, un chemin vers la mise en forme d'un bout du récit des élèves.
Les visages des adolescents. Les regards. Grande attention. Premier échange avec Sébastien, médiateur, autour de notions-clés : être étranger. Immigrer. Ils ont préparé la visite. Ils se lancent.
La précipitation puis les corps qui se bousculent devant la vitrine pour voir le don. La trame de visite plaquée sur le dos du copain ou sur une vitrine pour noter scrupuleusement des réponses, des remarques.
Le babyfoot de Joseph Bonzini, la carte de Sacko Fousseini, la valise militante de Manuel Taverès, la truelle de Luigi Cavana, le parfum et l’oreiller de Sarah Doraghi, la photo de famille de Abdeslam Lahbil (pour en savoir plus sur la Galerie des dons).
Des émotions. « L’histoire de Sarah me touche ». Des modèles. « Je suis pas touchée par l’histoire de Joseph Bonzini mais je l’aime bien car il a réussi. » « Ca veut dire quoi réussir ? » « Il a réussi car il a créé une entreprise ».
Rapidement, l’écho de leur propre histoire familiale. « L’histoire de Sacko me fait penser à l’histoire de mon père : quand on arrive en France, il faut avoir un logement etc. Comment il a fait pour trouver un travail et comment il a fait ce trajet ? »
Des questions qui tombent. « Pourquoi il n’y avait pas de Congolais ? Ca m’a déçu ».
"Mémoires des esclavages écrit par Edouard Glissant. Posé sur mon bureau depuis le début de la résidence, les réflexions de Glissant m'accompagnent.
Au delà des mémoires des esclavages, il pose de manière plus générale les tensions entre mémoire individuelle et mémoire collective".
Laetitia Tura
Le Grec et le Musée de l'histoire de l'immigration ont mis en place depuis 2013 une résidence de réalisation.
Le lauréat est accueilli pendant 6 mois au sein du Musée où il propose des rencontres et des activités. Il réalise aussi un court métrage autour de la thématique de la prochaine exposition temporaire du Musée, Les frontières.
La réalisatrice en résidence en 2015 est Laetitia Tura, pour son projet Ils me laissent l'exil.
Laetitia Tura mène depuis plus de 10 ans un travail photographique et audiovisuel autour de la thématique des frontières, de l'invisibilté et de la mémoire des parcours migratoires. Après Jnoub, à la frontière du Sud-Liban (2001), et Linewatch, consacré au dispositif frontalier entre le Mexique et les Etats-Unis (2004-2006), elle poursuit son travail au Maroc et à Melilla en abordant la thématique de la mise à l'écart des migrants (2007-2012).
Elle développe une démarche où le recueil de la parole fait partie intégrante du dispositif de prise de vue. Son travail prend désormais plusieurs formes, notamment celle de la réaliastion filmique.
Le projet Ils me laissent l'exil est le second volet d'une série autour de l'exode des républicains espagnols à la fin de la guerre civile, la Retirada, en 1939.
Plus de 100 films du Grec à voir en ligne en accès libre dans La rubrique films en ligne.